
Le petit dernier, c’était son rayon de soleil, c’était un peu son préféré, bien que l’amour qu’il portât à chacun de ses petits-enfants participait de la même vénération. Il les adorait tous mais ce petit bout d’homme-là, qui lui ressemblait tant, le faisait littéralement fondre.
Le lendemain, c’était dimanche, le jour de la fête que son fils avait organisée pour l’anniversaire de son propre fils aîné. De telles réunions de famille, il avait souvent rêvé qu’elles animeraient la grande maison endormie. Cette maison qui avait épuisé toutes ses forces et celles de sa femme, toute leur jeunesse. Cette maison qui avait eu raison de leur couple, de leur amour, de leur avenir. Aujourd’hui, de tout ce qu’ils avaient bâti, il ne restait rien, rien que cette maison bien trop grande et bien trop vide pour leurs âmes brisées.
Il songeait un brin amer que la vie est ainsi faite ; en fin de compte, elle vous apporte toujours ce que vous désirez, ce que vous souhaitez le plus ardemment, au plus profond de vous-même. Ça oui, elle finit toujours par vous l’apporter. Ou plutôt, vous finissez toujours par l’obtenir. Mais jamais comme vous l’imaginiez. Et on n’imagine jamais à quel point la vie peut être ironique, cruellement ironique.
Il se secoua. L’heure n’était pas aux jérémiades, au contraire. Matinal comme à son habitude, il avait vu le soleil se lever et il savait que la journée allait être splendide. Une de ces très rares journées d’automne pendant lesquelles l’été semble revivre et dire — Non, je ne suis pas encore mort !, jetant ses derniers feux, les faisant vibrer d’un éclat généreux.
Il était certain que son petit-fils ne l’oublierait pas, cette journée. Elle deviendrait un souvenir-fondation, un souvenir-racine qui grandirait dans sa mémoire et auprès duquel, plus tard, il pourrait se ressourcer. Il le revivrait chaque fois qu’il serait confronté aux férocités de la vie. Il se rappellerait alors l’été de ses dix ans. Et il retrouverait en lui le goût du bonheur.
Car la fête promettait d'être réussie. Simple, sans prétention, mais réussie. Il avait compris, dès la veille d’ailleurs, qu’une atmosphère particulière s’était installée. Une espèce d’état de grâce. Et que ses deux fils étaient en train de prouver — de se prouver — qu’ils pouvaient encore, certes l’alcool aidant, passer outre leurs divergences même s’ils ne les oubliaient pas. Ce que du reste personne ne leur demandait.
Simplement, si leurs racines communes étaient bien écorchées, tant que l’irréparable n’avait pas été commis, tant qu’elles n’étaient pas tranchées, elles constituaient encore la trame souterraine qui les ancrait, qui les rendait solidaires comme seuls les frères savent l’être, envers et contre tout, debout, arrimés à leur histoire. Il savait qu’elles finiraient par cicatriser, leurs racines. Et si nul mauvais coup de pioche ne venait à définitivement les sectionner, elles pourraient peut-être même repousser. Se déployer à nouveau. Se rejoindre.
Pour l’instant, il appréciait cette trêve nouvelle qui les liait. Il avait frémi en entendant son fils aîné raconter à sa cousine une histoire terrible, celle de deux frères qui ne communiquaient plus que par avocat interposé. Au moins, ses enfants à lui n’avaient pas atteint de point de non retour. C’était en soi une victoire et il se surprit à souhaiter qu’elle soit le prélude à un apaisement durable.
En ce dimanche d’automne, la vieille maison pleine de souvenirs accueillait donc la vie pour laquelle elle avait été conçue. Les gens arrivaient tranquillement et les voitures occupaient les unes après les autres l’espace de la cour arrière. Les enfants surexcités, sautaient, couraient et s’égayaient partout dans l’immense jardin, hurlant tels des elfes déments. On eut dit un hymne détonnant à cette belle journée, une célébration discordante mais tout ce qu’il y a de plus sincère de ce chant du cygne de l’été — et l’un des invités ne manqua d’ailleurs pas d’y souscrire, faisant remarquer qu’un si vaste jardin prenait tout son sens avec cette ribambelle d’infatigables mouflets.
La matinée radieuse s’avançait doucement vers l’heure du déjeuner et il se félicita qu’ils aient pensé à utiliser la cuisine extérieure, où se trouvait le barbecue, pour servir l’apéritif. Pendant que le champagne glissait dans le gosier des adultes, les enfants furent habilement dirigés sur la partie de la terrasse couverte, vers leur propre table au bout de laquelle l’aîné de ses petits-fils, fier comme Artaban, semblait n’avoir pas assez de ses cinq sens pour savourer chaque seconde qui s’égrenait. Ses amis, ses cousins, sa sœur et son petit frère, ils étaient tous là pour son anniversaire et la journée ne faisait que commencer.
Ils eurent fini de manger bien avant que les adultes ne se mettent à table et c’est durant leur interminable repas qu’eut lieu la chasse au trésor. Mémorable, cette chasse au trésor. Il regardait par les portes-fenêtres grandes ouvertes les mômes qui cavalaient entre les oliviers, dérapaient dans le gravier, et ponctuaient chacune de leurs trouvailles par des cris de guerre triomphants.
Tout autour de lui, les convives faisaient honneur à l’immense table, en fait constituée de plusieurs tables accolées, et aux plats qui défilaient. Les conversations roulaient, joyeuses et futiles. Le plan de table avait été remarquablement dessiné. De là où il se trouvait, il apercevait son père, son vieux père qui présidait, entouré des autres doyens de la famille et qui semblait heureux, lui qui était si difficile à contenter.
Et l’après-midi s’évanouit dans les rires, le gâteau d’anniversaire, les cadeaux hâtivement déballés et un spectacle de danse tahitienne aussi charmant qu’étonnant. Seize heures déjà et les cousins s’affairaient, il leur fallait presque trois heures pour rentrer. Ce fut comme un signal et les départs s’étirèrent tranquillement jusqu’à dix-huit heures. Bien avant la nuit, la grande maison — rangée — avait retrouvé son calme.
Il décida de marcher un peu dans la fraîcheur du soir. Il souriait en pensant à ces moments précieux auxquels il avait assisté. Trente-cinq personnes, tout une famille. Rassemblée le temps d’un anniversaire pour fêter l’aube d’une vie pleine de promesses, celle de son premier petit-fils. Dix ans… il n’en revenait pas de la vitesse à laquelle filait le temps.
Ses pas l’avaient machinalement conduit où il allait toujours quand il voulait s’isoler. C’était au pied de la colline, juste sous les olivettes. Un lieu empreint de sérénité. Il s’y sentait bien.
Comme à chaque fois qu’il s’y rendait, il accomplit le même rituel — parce qu’il en éprouvait l’irrépressible envie. Il s’allongea sur la pierre froide et lisse, les yeux plantés dans les étoiles. Il laissa la torpeur l’engourdir, le sommeil l’aspirer.
Au cœur du cimetière, il se rendormit dans le granit vert.