Le réveil marque sept heures et crie d’une sonnerie imbécile
et automatique « debout-lève-toi, debout-lève-toi, debout-sors-du-liiiiiiiiiit… » Vraiment, ce n’est pas l’envie qui m’a manqué d’assassiner cette maudite machine tortionnaire, de l’envoyer valdinguer à l’autre bout de la pièce, de lui régler son compte et de me rendormir, de glisser à nouveau dans le bien-être de mon sommeil et de retrouver mon rêve.
Je me contente d’arrêter la sonnerie d’un geste de la main, automatique, lui aussi. Le même geste que des millions de mains font dans tout le pays, au même moment et pour la même raison.
Bon, c’est clair, ce matin je serai de mauvais poil. De toutes les manières, je n’ai pas à me forcer. Tous les matins, je suis d’une humeur massacrante, considérant que chaque réveil forcé est un crime. Et ce matin, c’en est un particulièrement atroce. Je pense : je suis trop fatigué, je vais téléphoner et dire que je suis très, mais alors très malade. Je soupire d’aise à cette idée et je me rendors comme un bébé. Mais cinq minutes plus tard, la machine teigneuse se remet à sonner. Il est temps de me lever pour de bon. Allez, cette fois, tu y vas, tu affrontes ce monde pourri et cette ville pourrie. J’ai beau penser aux vacances bénies durant lesquelles je ne me lève jamais avant midi (et encore) quand le soleil, qui justement aujourd’hui — je le sens — fait cruellement défaut, est bien haut et bien chaud dans un ciel bleu et lumineux, « debout-lève-toi, debout-lève-toi, debout-sors-du-liiiiiiiiiit… »
D’accord, je capitule. Je rejette mes couvertures au loin et je m’assieds. Dans la chambre, la nuit m’enveloppe encore mais c’est déjà une nuit artificielle. Des traits de lumière fade pénètrent par dessous la porte et entre les interstices des volets. Je grommelle dans une barbe que je n’ai pas, je m’étire et je résiste très fort à la tentation de m’étendre à nouveau, allez… juste pour cinq petites minutes.
Mais non, courage. Je pose les pieds sur la moquette et j’ouvre la porte de la chambre. Par la fenêtre du séjour, je vois le ciel. Ou plutôt ce qu’il en est de l’humeur céleste. C’est bien ce que je pensais, il fait moche. Bien entendu, je traîne un peu trop et bien entendu, je suis en retard. Comme d’habitude, je m’engouffre dans la bouche de métro, toujours la même depuis des années — évidemment, elle ne va pas s’en aller toute seule, et d’ailleurs où irait-elle ?
J’imagine un instant une bouche de métro qui s’en irait toute seule, un beau jour, parce qu’elle en aurait marre de voir toutes ces faces déconfites qui défilent chaque jour au rythme de ses tourniquets, clac-clac, qui déboulent sur le quai, s’y entassent mieux que ne l’inventera jamais Saupiquet, puis se ruent dans une rame déjà bondée et, cela va de soi, se bousculent et se marchent dessus sans vergogne aucune. Bref, la bouche s’est tirée. Et je les vois tous d’ici devant une bouche qui devrait être là mais qui n’y serait plus, tout simplement parce qu’elle l’aurait décidé. À la place de l’escalier habituel, il y aurait ces mots : « Partie en vacances à Tombouctou, ne sais quand reviendrai. » D’abord, on verrait l’incrédulité se peindre sur les visages : « Non, elle est partie ?
— Comment est-ce possible ?
— Je ne vous crois pas !
— Elle n’a pas pu nous faire ça, allons, vous avez dû mal voir.
— Si, si, c’est vrai, je vous promets, elle est partie à Tombouctou. »
Puis, des affirmations fuseraient : « Encore un coup du gouvernement !
— Pensez-vous, ce sont les terroristes !
— Mais non, vous n’y connaissez rien, c’est la nouvelle secte, c’est signé je vous dis. »
Enfin, tous ces braves gens commenceraient sérieusement à s’inquiéter : « Mais comment vais-je faire pour me rendre à mon travail ?
— Je me plaindrai à la RATP, ce sont vraiment des incapables ! »
Finalement, il y aurait un tel attroupement que la police débarquerait et ferait circuler tout le monde : « Circulez, circulez, y a rien à voir ! » Et les gentils policiers se feraient même un plaisir de caresser les côtes de ceux qui ne voudraient pas circuler assez vite — au moins ceux-là auraient une bonne excuse pour ne pas aller travailler, encore qu’il soit difficile de faire avaler une histoire pareille à son patron. « Vous comprenez, je ne peux pas venir aujourd’hui parce que ma bouche de métro a disparu et qu’un gentil policier m’a cassé les côtes quand j’ai voulu m’en assurer moi-même. » Non seulement le pauvre bougre serait immobilisé avec le thorax dans le plâtre, mais en plus il se ferait virer parce que son patron, naturellement aussi gentil que le policier, aurait la très nette impression que son employé se paie sa tête. Et qu’un patron, tout aussi gentil qu’il soit, n’aime pas, mais alors pas du tout qu’un employé se paie sa tête.
En attendant, j’ai fait comme tous les jours. Je me suis fait écraser, comprimer, pousser, étouffer. J’ai été contraint de respirer deux ou trois haleines fétides, guère moins de parfums capiteux et d’eaux de toilette bon marché, et j’ai fini par me ruer sur une place assise, sous le nez d’un parapluie, juste avant de vomir mon petit-déjeuner. En fait de place assise, je partage la banquette avec une truie selon le rapport un quart, trois quarts. À la station suivante, elle se lève en exhalant un soupir résigné, comme si toute la misère du monde venait soudainement de lui tomber sur ses épaules bien rembourrées.
La place est chaude, humide — eurk — et je m’y glisse dégoûté. Mais déjà je n’y pense plus parce que le parapluie à qui je n’avais pas cédé la place peut à son tour s’asseoir à ma droite. Il produit une espèce de gloussement coincé. Je hausse des épaules infiniment plus maigres que celles de l’occupante précédente et je regarde par la fenêtre en tournant la tête.
Le quai s’éloigne de plus en plus vite. L’obscurité du tunnel n’est trouée que de quelques ampoules çà et là, autant de points lumineux qui disparaissent aussi vite qu’il sont apparus. Le train siffle, vibre, tangue dans un virage, mais je suis bien calé au fond de mon siège. En face de moi, il y a une jeune femme enturbannée de tissus colorés. Elle porte un costume africain, ample et resserré à la fois. Elle m’évoque une papillote aux dessins naïfs et aux teintes joyeuses. Elle est très belle, très digne. Avec les trépidations de la machine, elle fait comme tant d’autres, elle s’assoupit.
Je vois dans le reflet de la vitre ses yeux qui ont du mal à rester ouverts — les fenêtres des wagons sont autant de miroirs dans lesquels on peut, sans en avoir l’air, mater tout ce qu’il se passe, ou presque, quand le métro court sous terre. Et moi, je mate ma papillote qui verse doucement dans un sommeil qui lui va bien. Elle semble encore plus jeune comme ça. Ses traits se détendent, sa tête appuyée contre la paroi bouge au rythme du train, sa poitrine se soulève doucement. Elle dort.
Je la quitte des yeux et je m’en vais, moi aussi, très loin de là. Je vais dans un pays vert et rouge où il n’y a pas de métro et où le temps est à moi. J’y rencontre une bouche de métro contestataire qui me fait un signe de connivence. Elle est accompagnée d’une papillote qui chante et qui danse au milieu d’un cercle d’amis qui jouent du tam-tam. J’entre dans cette danse qui devient une transe et se communique aux enfants qui nous regardent et qui rient. Tout le monde est en transe, tout le monde danse et tout le monde est heureux.
Le train est arrivé. La papillote est arrivée puisqu’elle s'est réveillée. Et moi aussi je suis arrivé. Les portes s’ouvrent et, comme un seul homme, on se lève. Je passe devant le parapluie qui m’en veut toujours — tant mieux, je lui souhaite un ulcère long et douloureux.