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Un hiver, sinon rien

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“Ne prends pas par la montagne, le temps est pourri.
— Bah, c’est une route fréquentée, elle sera déneigée…
— Fais comme tu veux, mais il neige encore et tu risques de te fiche en l’air.”

En moi-même, je pense Passer par la montagne, c’est deux heures de trajet en moins, et puis il a neigé dans le sud, certes, mais c’était il y a une semaine, depuis ça c’est calmé, il m’emmerde. J’ai des rapports conflictuels avec mon grand-père. Il suffit qu’il me dise blanc pour que l’envie de faire noir me démange furieusement. Sans blague.

Nous voilà donc partis en ce début de semaine. Je ramène ma mère chez elle après son séjour annuel aux Antilles. La voiture est chargée comme un baudet. La route se fait tranquillement jusqu’à Lyon, avec tous les avantages d’un voyage hors période scolaire. Le temps est plutôt clément, ni pluie ni neige, ciel relativement dégagé, circulation fluide, pas trop de camions, pas trop de fous du volant. Sauf un — il y en a toujours un — qui déboule à cinq cents mètres du péage, double toutes les voitures qui décélèrent gentiment, et que nous retrouvons, juste après la barrière, bloqué net dans ses ardeurs par la maréchaussée en embuscade. Jouissif.

Aux alentours de Grenoble, le ciel se plombe. Un premier panneau lumineux clignote un Neige, soyez prudents. Ma mère s’agite sur son siège, Tu devrais prendre par l’autoroute, regarde le ciel, c’est un ciel de neige. Il est dix-sept heures et je marmonne Il ne neige pas, et puis par l’autoroute, c’est quatre heures de plus, par la montagne on est arrivés dans deux heures, tu vas voir, ça va le faire. Silence.

Nous croisons un deuxième panneau lumineux et son Neige, soyez prudents. Puis, quelques instants plus tard, un panneau fixe que je n’avais jamais remarqué auparavant — alors que je prends cette route depuis des années. Direction Marseille, dernière sortie. Ma décision est prise, je poursuis vers la montagne. Tortillement de la passagère.

Dès les premiers virages, il fait nuit. Une petite dizaine de kilomètres plus tard, les flocons se mettent à tomber dru. Et merde. Je ne dis rien, je me concentre sur la route, j’ai allumé mes feux antibrouillards, une voiture est devant moi, elle a ralenti à trente à l’heure, je la suis sagement. En face, c’est une file ininterrompue, voitures et camions qui descendent. Ils roulent au pas, mais c’est quand même le signe que la route est praticable. En théorie.

La tempête s’installe, les rafales de flocons balayent le pare-brise sans discontinuer. La route est maintenant toute blanche. Tout est blanc d’ailleurs, la route, la montagne, le fossé. On ralentit encore. Titine patine une fois, brièvement. Les virages se resserrent, on monte, le col n’est plus très loin, titine patine une deuxième fois. La voiture que je suivais, comme on colle un guide qui longe un précipice, bifurque à un croisement. C’est moi qui ouvre le chemin, désormais. Moment de solitude.

Il neige de plus en plus fort. Pleins phares et avec les antibrouillards, on n’y voit pas à trois mètres. Je roule presque au pas, quinze ou vingt à l’heure maxi, tendu, je me répète cette litanie qu’il ne faut ni que je freine ni que je donne le moindre coup de volant, on va passer de l’autre côté, c’est bientôt fini, on ne grimpe plus, rester concentré, ça va passer, on est sur du plat, un petit virage de rien du tout, dans le faisceau des phares, une voiture — quoi ? une voiture à demi renversée, comment ça ? mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? un accident, meeeerde, léger coup de frein, mouvement de volant instinctif pour l’éviter, mais qu’est-ce qu’il fout là ce con ? putain, et titine n’obéit plus, ça glisse, tranquille Émile, tout doucement, directement dans la congère à un mètre à peine sur la droite du mec qui s’est viandé juste avant moi. Le nez dans la neige, jusqu’au capot. Planté.

Elle n’a même pas calé, titine, moteur ronronnant, chauffage à fond, tous feux allumés, iPod branché, dedans il fait bon, il fait chaud, trop chaud même d’un seul coup, on se regarde avec ma mère, incrédules, meeeerde, j’enclenche aussitôt la marche arrière et évidemment ça patine, la couche de neige est trop épaisse et titine est tellement lourde, elle ne bouge pas d’un poil. Je n’en mène pas large, dehors, c’est de la folie, ça vente, ça souffle, ça tourbillonne, c’est la purée de pois, le cauchemar. Je sors pour constater l’ampleur de la catastrophe, vérifier que titine n’est pas trop abîmée, voir si je peux me dégager d’une manière ou d’une autre de ce merdier, la voiture accidentée qui m'a déstabilisé est vide, je n’ai qu’une peur, c’est qu’un autre automobiliste soit surpris comme moi et qu’il vienne s’encastrer sur titine qui, a priori, là, tout de suite sous le monceau de neige, n’a rien, en tout cas aucun dégât apparent, je rentre, je branche les feux de détresse, je repasse la marche arrière pour que les feux de recul restent allumés, pour me signaler le mieux possible aux suivants. Angoisse.

Dans ma tête, à l’instar des flocons, virevoltent mille pensées, comment va-t-on se sortir de là, la voiture est pleine comme un œuf, il est à peine dix-neuf heures, la nuit va être longue, gratter sous les roues, pas de pelle, juste une raclette pour décoller le givre des vitres, essayer de dégager les roues avant avec ça, dérisoire, mes doigts gèlent en deux secondes, j’ai froid, je rentre, ma mère met son manteau, Je vais t'aider à pousser, on ouvre les portières, je mets un pied dehors, l’autre sur l’accélérateur, une main sur le volant, l’autre contre le montant de la porte, un vrai contorsionniste, on pousse, j’accélère un peu, mon pied dérape, je me fais mal à la main. Peine perdue.

Je me mettrais des baffes. Âne bâté que je suis. Je dis à ma mère de rentrer au chaud, je ferme les portières et je surveille la route, moitié pour m’assurer que personne ne fasse la même connerie que moi, moitié pour me signaler à une éventuelle bonne âme prête à m’aider d’une quelconque manière. Une 106 s’arrête, une jeune fille, la vingtaine, Bonsoir, vous n’auriez pas une pelle ? dis-je sans grand espoir, Non, désolée, Bon tant pis, Mais dites-moi, ça dure encore longtemps comme ça ? je descends de Bourgogne, là, je ne connais pas la route et je vais à Nice, Ben oui, vous avez encore soixante kilomètres pour arriver à Sisteron et retrouver l’autoroute, Ah bon, d’accord, bonne chance, Merci. Et re-re-merde.

Je pète de froid. Ma mère sort et me hurle de mettre mon manteau. Dans l'affolement, je suis resté en tee-shirt et en petite veste à capuche, ben oui, crétin, le manteau, je l’enfile, une deuxième voiture s’arrête, un couple, même question, même réponse négative, mais On va essayer de vous pousser. Cool. On s’y met tous, rebelote. Et rebelote, nada. Titine ne bouge pas d’un iota. Une fois, deux fois. Si vous voulez, on vous emmène, Merci, mais vous comprenez, la voiture est chargée, on ne peut pas laisser toutes nos affaires ici, Comme vous préférez. Et c’est à ce moment que des phares puissants trouent la nuit, surmontés d’une lumière bleue. Les gendarmes. Sauvés.

Bonsoir, vous n’auriez pas une pelle ? Bonsoir monsieur, ah non, dit le pandore en examinant titine toujours ronronnante, éclairée comme un sapin de Noël, Mais vous savez, même avec une pelle, vous ne pourriez rien faire, le sol est trop gelé. Il poursuit, Vous êtes équipé ? pneus neige, chaînes ? Heu, non, et je ne pense pas que grand monde le soit ici, Bien au contraire monsieur, et je devrais vous verbaliser pour avoir pris la route d'un col à mille deux cents mètres sans équipement neige. Douche froide. Pitié, pas ça. J’ai sans doute dû faire des yeux de cocker. Bon, vous voulez qu’on vous appelle une dépanneuse ? Je souffle un Oui, s’il vous plaît, sur l'air d’un condamné soudainement gracié. Soulagement.

Jusqu’à ce que la dépanneuse arrive, vingt minutes plus tard, les gendarmes sont restés garés près de nous, balisant la scène par sécurité. Ils ont été vraiment efficaces et compréhensifs. Les dépanneurs aussi, en 4x4, calmes, rassurants, hyper pros, ils se sont garés à cinq mètres derrière titine et l'ont tractée sur trois mètres avec leur treuil. C’était suffisant pour repartir. Vous nous suivez doucement, on est basés six kilomètres plus bas, on va faire les papiers au chaud. Bonheur.

On a rempli les papiers, ils ont passé un coup de téléphone pour transmettre leur facture de cent quarante six euros que l’assistance de mon assurance a intégralement prise en charge, sans effet sur mon bonus — puisqu’il n’y a pas eu de constat d’accident. On est arrivés à vingt-et-une heures, les deux heures que je voulais gagner sont passées dans la neige et dans la montagne.

Et titine ? Pas une égratignure. Et moi ? Je ne ferai plus ma tête de con… Par temps de neige en tout cas.


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